Un texte de Louis Bonneville
C’est en novembre 2016 que le groupe Harmonium refit surface en nous proposant sa relecture de son ultime chef-d’œuvre, L’Heptade. Cette nouvelle et inespérée mouture prit forme lors d’un minutieux travail de réélaboration de l’œuvre, une synthèse qui consista à transposer les rubans originaux 24 pistes analogues vers un support numérique, peaufiner chacune des pistes, recréer quelques parties de l’œuvre, remanier complètement le mix des pistes et finalement constituer le mastering.
C’est quarante ans auparavant, à l’été 1976, que le projet original avait pris formellement son essor. Le groupe, alors installé en campagne dans une maison de Saint-Césaire en Montérégie, enregistra en quelques semaines la majorité des pistes de ce double album concept à l’aide d’un important studio mobile en provenance du Rhode Island. Il s’ensuivit une courte session d’enregistrement à l’Université de Montréal, où une vingtaine de musiciens de l’OSM réalisèrent les parties orchestrales de l’œuvre, sous la direction de Neil Chotem. Quelques sessions supplémentaires furent effectuées pour fixer les derniers ajouts nécessaires à l’album, avant que l’ensemble des enregistrements soient amalgamés et mixés à Toronto sous la supervision de Michel Lachance, ingénieur du son et réalisateur du groupe.
C’est en amont de cette réalisation que la genèse de L’Heptade s’opère. Appuyé par son collaborateur Michel Normandeau, Serge Fiori, sensible poète harmonique, existentialiste et canalisateur de la formation, élabora le concept de L’Heptade autour de l’essence du chiffre 7. Suite à leur quête analytique sur l’importance de ce nombre dans les dogmes religieux, ils développèrent leur vision propre d’un schème à sept niveaux, et ce, appuyé par le concept des sept chakras.
À la fin des années soixante, toute une génération est fortement marquée par la contreculture américaine. Le gourou Maharishi Mahesh Yogi, fondateur du mouvement de méditation transcendantale, en est une personnalité très en vue, entre autres chez les artistes, les ateliers avec le groupe The Beatles en font histoire. Il ne serait sûrement pas trop ésotérique de prétende que Fiori, grand admirateur du quatuor, fut dès lors intéressé par les ouvrages du maître spirituel indien portant sur les états de conscience. Aurait-il ainsi pu s’en servir, consciemment ou inconsciemment, comme axe de départ dans la sinueuse élaboration menant à L’Heptade ? On peut du moins prétendre que tout ce processus de conceptualisation jusqu’à sa cristallisation finale fût un vaste et exigeant exercice d’exploration, résultant en un poignant récit lyrique d’un voyage où évolue un personnage énigmatique à l’état dérouté socialement et personnellement. On devine, surtout compte tenu de la charge émotive s’y retrouvant, que l’esprit de l’aventure est le for intérieur même de Fiori. De cette souffrante traversée métaphorique des différentes zones de son épine dorsale découle une fine quête du soi qui tend vers une récognition du nirvana.
Suite à l’ébauche du corpus, les deux Serge du groupe, Fiori accompagné aux claviers par Locat, firent un premier travail structural musical sur les chansons en enregistrant un demo qui donna ainsi le ton à l’œuvre. S’ensuivit une deuxième maquette, réalisée avec les membres du groupe qui intégrèrent leurs arrangements élaborés lors de leurs nombreuses et récentes répétitions. Le bassiste Louis Valois, esprit consciencieux, possède heureusement toujours ces deux enregistrements qui demeurent d’ailleurs toujours inconnus du grand public. Plusieurs icônes du rock, pensons notamment à Pink Floyd, ont osé diffuser ce type de travail embryonnaire qui souvent n’aide en rien à lustrer le scintillement de l’œuvre finale, mais qui permet néanmoins d’offrir une perspective élargie à sa compréhension. Espérons que ces maquettes de L’Heptade pourront faire surface dans un proche avenir, ce qui offrirait des angles adjacents d’observations à l’étincelant cristal musical.
Pour les fanatiques de L’Heptade, une version en spectacle de l’œuvre intitulée Viens voir le paysage est disponible sur support dvd et se trouve aussi incluse avec certaines des différentes versions offertes de L’Heptade XL. Ce film éclectique, voire hétéroclite, se constitue autour d’une vidéo tournée lors d’un des dix spectacles présentés par le groupe au Théâtre Outremont en mars 1977. J’appris l’existence de cette vidéo quelque part entre 2007 et 2009 lors de mes occupations en tournée de spectacles. À cette période, j’eus l’occasion de côtoyer fréquemment Paul Dupont Hébert, gérant d’Harmonium au moment de l’aventure L’Heptade. C’est de mon intérêt prononcé à tout découvrir ce qui se rattache au groupe que je questionnais à souhait l’impresario à ce sujet. Peu de faits saillants firent surface, mis à part l’existence de ce possible film complet d’un spectacle à l’Outremont. Pour une raison obscure, je m’étais faussement convaincu qu’il s’agissait du premier film professionnel produit par le désormais émérite Daniel Harvey. Fasciné par le travail toujours impeccable de Harvey, je visualisais dès lors cette vidéo comme étant l’ultime Graal filmique de la musique québécoise, tout comme l’étaient, à l’international, les captivants films 16mm Genesis at Shepperton en 1973 et Led Zeppelin at The Royal Albert Hall en 1970, non commercialisés pendant longtemps. Ainsi, j’attendais fébrilement la sortie du soi-disant document demeuré totalement inédit pendant toutes ces décennies. Dès mon premier visionnement de l’attendu film, je demeurai profondément perplexe : la captation vidéo multi caméra issue d’un projet étudiant est sérieusement endommagée et la netteté de l’image laisse à désirer, sans oublier les plans rarement convaincants, mis à part ceux de Fiori qui sont intéressants. Pour ce qui est de la captation sonore en provenance de l’audience, elle est de si piètre qualité qu’elle fut majoritairement retranchée pour laisser place à l’enregistrement de haute qualité réalisée par la Société Radio-Canada lors d’un spectacle irréprochable donné à Vancouver, qui est ni plus ni moins l’album Harmonium en tournée. Un minutieux travail de synchronisation de l’audio-vidéo a été effectué, exercice qui dans ce cas-ci était évidemment impossible à rendre avec précision pour créer l’illusion parfaite de réalisme. Avec l’aide de divers effets visuels et avec des juxtapositions de quelques films d’animation, une trame filmique a été élaborée, ne pouvant malheureusement rendre l’idée d’un idéal. Ce film nous permet néanmoins de ressentir ce que pouvait être l’expérience de L’Heptade en spectacle, mais il réussit surtout à nous faire apprécier une fois de plus le fabuleux spectacle de juin 1977 à Vancouver.
C’est suite à l’arrivée de la version de L’Heptade XL que les fanatiques de l’œuvre se sont vivement polarisés en deux groupes confrontant leurs opinions des 2 versions. D’un côté, ceux prônant l’original comme étant la référence, soit celle qui a permis à l’œuvre d’exister avec tant de force dans l’histoire musicale. Mentionnons ici l’expertise de l’ingénieur de son Michel Lachance : il a judicieusement cimenté son mix sur les solides assises du batteur Denis Farmer, dont le jeu occupe un rôle pilier d’avant-plan. D’autre part, il y a ceux qui croient que la version XL redore l’œuvre en retrouvant la voix de Fiori recentrée avec aplomb dans le mix tout en étant fortement enveloppée par les chœurs, ce qui fait en sorte de propulser la troublante interprétation de Fiori à un niveau émotionnel supérieur. L’orchestration classique se positionne plus en retrait que sur l’original, donnant ainsi plus d’espace à unifier tout le spectre sonore du groupe, et attestant ainsi une dense proximité auditive. Quoi qu’il en soit des préférences de chacun, ces deux versions permettent de témoigner du grandiose de l’œuvre avec toutes ses subtilités.
Fiori et ses confrères ont su mener à terme un projet où l’audace et l’ambition furent peu communes dans l’historique musical québécois. La résultante de cette réalisation est si ébahissante qu’elle a sûrement réussi à transcender les anticipations les plus optimistes que ses créateurs s’étaient fixées.
© 2017
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En mars 1977, au Palais Montcalm à Québec.
Photo : Archives Le Soleil
Un lien vers YouTube pour l’écoute de l’album :