Un texte de Marie Desjardins
Toute une page d’Histoire, et pas n’importe laquelle, s’est déroulée dans l’île de Montserrat, surnommée The Rock – le destin existe : dans cette merveille de la nature antillaise, au nord de la Guadeloupe et à l’ouest d’Antigua, le rock a connu des heures uniques.
Rien de tout cela ne se serait sans doute passé sans Sir George Martin, célèbre producteur des Beatles… amoureux de l’île volcanique, propriétaire d’un domaine d’une beauté envoûtante et créateur, en 1979, du fameux Air Studios. Pendant dix ans, plus de soixante-dix albums y furent enregistrés. Parmi ceux-ci, Brothers In Arms, Synchronicity, Too Low For Zero. Dans les années quatre-vingts, Montserrat devint par conséquent le rendez-vous de bien des rock stars : les Stones, Black Sabbath, Elton John, la bande de Duran Duran, Dire Straits, Paul McCartney and Wings, Simple Red, The Police et bien d’autres. C’est sans compter un musicien local, Arrow, dont la chanson fit le tour du monde, et encore aujourd’hui. « Feeling hot hot hot » … C’était bien ce qui se passait sur le Rock alors qu’une kyrielle de musiciens de haut niveau venaient y composer dans ces conditions aussi exotiques que parfaites. Ainsi, des hits comme « Every Little Thing she does is magic » y furent créés (sur le vidéo-clip officiel, on voit Sting danser dans ledit studio) ou encore, en 1989, Steel Wheels des Stones, juste avant qu’un ouragan ne réduise le studio en ruines. À Olveston House, la maison de Sir Martin, les célébrités fêtaient, bercées par la brise tropicale, mais aussi à l’hôtel View Point, ou encore au yacht club de Plymouth, la capitale. Linda McCartney ne perdait pas son temps. Se promenant sur une plage de sable noir, dans les rues de la ville, ou arpentant des chemins sinueux, elle captait la vie, les gens, les enfants, son mari, tout à l’honneur de Kodak. Le corridor de la maison de Sir Martin, transformée en auberge, est toujours tapissé de ses photos. Tout à coup, on croit apercevoir l’ombre de John Lennon, ou encore Sting revenir du studio d’un pas alangui, et se jeter dans la piscine.
Ces riches heures ont néanmoins disparu quand l’île aussi volcanique que le rock, non seulement balayée par les ouragans, a été aux deux-tiers rasée par une gigantesque éruption de la montagne Soufrière, au milieu des années quatre-vingt-dix. Un flux pyroclastique atteignant une vitesse de 700 kilomètres à l’heure dévasta la capitale, désormais surnommée la Pompéi des Antilles. La moitié des habitants durent émigrer, notamment en Angleterre (l’île appartient à la Couronne) et les autres se rabattre au Nord, plus à l’abri dans les hauteurs, contre les flancs de la jungle humide. Dès lors, les stars désertèrent ce paradis où elles s’étaient tant amusées pour aller investir d’autres édens des Caraïbes – les choix ne manquent pas entre Antigua, fief de Clapton et de Pete Townsend, ou encore Parrot Island, où Keith Richards se plaît à séjourner. Pourtant Montserrat était, et reste unique : volcans (dormants), forêts et falaises, plages pratiquement désertes, population locale aussi résiliente que souriante, snow birds se prélassant dans leurs paisibles villas. Un joyau brillant dans le temps et l’espace.
Un ancien hippie du nom de David Lea, au début de cette époque flamboyante, s’installa dans l’île avec sa famille. Il a créé un musée du rock dans sa galerie-café, nommée Hilltop, autant dire un sanctuaire. Les curieux peuvent y passer des heures à scruter les photos des musiciens ayant enregistré au Air Studios (presque toutes dédicacées), découvrir des 33 tours vintage, déchiffrer l’écriture de diverses personnalités du milieu. Bien sûr, à Montserrat, on voue un culte à ces années bénies, pré-volcan, alors que les touristes et les Montserratiens frayaient avec ceux que la plupart des gens ne pouvaient connaître que par les pochettes des disques mille fois écoutés.
Tous ont quelque chose à raconter, bien entendu, mais certains témoins sont passionnants. Danny Sweeney est l’un d’eux. Il possédait alors une petite affaire de sports nautiques – ce beach bum, un pêcheur de métier, doué à la planche à voile, connaissant la mer par cœur, était lui-même une sorte de star à fréquenter. Il était le king de l’île. C’est donc avec Danny, par exemple, que Sting apprit à naviguer sur ces radeaux des temps modernes, que Duran Duran multiplia les fêtes mémorables, ou que Dire Straits, inspiré par lui, écrivit « Walk of life ». Danny et cette bande étaient très bons copains, même si ces vedettes en voulaient parfois au séduisant surfer de conquérir leurs compagnes… qui ne résistaient pas. Il y avait de la bagarre, des réconciliations, encore des fêtes et des défis. Un matin, les musiciens de Dire Straits firent part à Danny de leur caprice du jour : faire quelque chose d’absolument exceptionnel, d’unique. Ils désignèrent Redonda, l’immense rocher désert dominant la baie. Pourquoi ne pas s’y rendre en planche à voile ? Environ vingt-cinq kilomètres, ce n’est pas la mer à boire, c’est le cas de le dire… Cependant, Danny connaît le gigantesque rocher habité de rats et de quelques chèvres, et le sait entouré de requins. Il n’a rien contre le fait de vivre dangereusement, mais peut-être pas à ce point… Les musiciens insistent, même Mark Knopfler, pourtant moins sûr de lui en planche en voile. Danny hésite puis finit par accepter, à une condition : son frère les suivra dans une chaloupe à moteur. La bande se rend sans souci, mais aux abords du roc, contre toute attente, une baleine s’élève dans les airs et retombe dans les eaux turquoise en claquant son immense queue non loin des gars. Un bruit terrible. Un tremblement de terre. Miraculeusement, à part la peur, personne ne fut touché. On commenta fébrilement cette aventure en se faisant cuire des poissons à l’abri d’une crique. Le retour fut moins tentant, et chacun rentra à Montserrat les bras en compote et les mains pratiquement en sang.
Tout cela s’est évanoui, la vie passe vite. Danny évoque ses souvenirs dans son bar si bien nommé : Jumping Jack bar. Il n’est pas triste, pas gai non plus. Ces temps où le plaisir était au rendez-vous à chaque seconde du jour et de la nuit sont révolus. Il soupire. Évoque Mick Jagger qui dansait au yacht club avec la gérante du studio, peu soucieux de susciter la jalousie de Jerry Hall. Le couple se retrouvait à l’aube dans une villa luxueuse, également nommée Redonda, dressée sur une falaise. Danny mentionne Sting davantage. Ils se sont raconté tant de choses. Le chanteur de Police lui tirait les tarots, et lui annonça des choses étonnantes au sujet de son avenir, que Danny vérifia par la suite auprès d’une voyante, à Antigua. Sting avait un don pour lire dans les cartes; tout ce qu’il prédit à Danny s’avéra, sauf un détail et non le moindre : le pêcheur, vagabond des plages, devait devenir riche. Mais pour cela, avait précisé Sting, il lui faudrait émigrer en Angleterre, ce que Danny, amoureux de son île, ne fit jamais. Pour subsister, il put néanmoins compter, comme des centaines de gens natifs du Rock, sans jeu de mots, sur l’extrême générosité de Sir George Martin. Entre autres choses, le producteur finança la construction du centre culturel du pays, et acheta à Danny un bateau, lui donnant de quoi pêcher...
Dans les lieux où des choses exceptionnelles se sont produites – en l’occurrence la création artistique – l’énergie est longue à se dissiper. Tellement ancrée, qu’elle semble là pour l’éternité. Montserrat en témoigne – c’est elle, le rock.
© 2020
Ce texte a d’abord paru dans le Journal Pop Rock : http://famillerock.com/dossiers/the-rock