Un texte de Marie Desjardins
16 août 1977 : le monde entier apprend la disparition de celui qu’on nommait le King. Elvis Presley a bouleversé la musique, la société, son époque. Dans un an, on rappellera le quarantième anniversaire de son décès. Que dira-ton alors, et encore? Quel angle l’industrie médiatique et celle de l’édition commerciale choisiront-elle pour s’assurer des ventes faramineuses sur le cadavre une fois de plus exploité?
Elvis chantait Heartbreak Hotel.
Il aurait pu chanter Heartbreak Destiny.
Sa voix était douce et chaude comme des larmes, tendre et enveloppante – une consolation. Virilement suave. Puissante et fluide. Irremplaçable.
Que se cachait-il véritablement dans ce souffle angélique et ce visage qui l’était tout autant?
Tout a été dit.
Tout?
Que sait-on des êtres que tous connaissent et que personne, pourtant, ne parvient à cerner? Pas même un biographe, un journaliste, une femme, un ami, une mère… Que des perceptions, des aspects du joyau qui brille et s’éteint.
Des angles pour raconter la vie spectaculaire d’Elvis, il y en a plein. Les femmes, l’argent, les parasites, le colonel Parker, Priscilla, les accointances avec la mafia, les drogues, le talent, le succès.
Révélera-t-il ses secrets pour autant, même sous ces loupes?
À quoi pensait-il? Que ressentait-il? Et si Elvis n’était jamais devenu ce chanteur célébrissime?
Repartir à zéro, sous le seul éclairage de la famille, permet de comprendre bien des choses d’un parcours, quel qu’il soit.
Comme on sait, trente-cinq minutes avant son arrivée en ce monde, en cette vie, Elvis a perdu son frère jumeau, Jesse Garon, mort à la naissance. On imagine aisément les premières heures du petit Presley, coupable avant même de comprendre quoi que ce soit de cette existence qui sera la sienne. Gladys pleure amèrement sur l’enfant mort tandis qu’elle berce le vivant. Bien sûr, ce n’est pas la faute d’Elvis si son frère n’a pas vécu une seule seconde, mais devant l’immense chagrin de sa mère, comment ne pas, plus tard, s’interroger à cet égard? Toute son enfance, sa jeunesse – sa vie – seront imprégnées de ce deuil. Jesse n’a jamais même respiré, pourtant il envahit tout, le cœur de sa mère, celui de son jumeau, la maison de Tupelo, une bicoque qui, un jour, sera visitée par des millions de gens. Elvis vit avec un spectre à qui on voue un culte, le plus souvent possible à genoux devant sa petite pierre tombale. Gladys pleure, elle enseigne à Elvis à aimer son frère, à prier pour lui, à ne pas l’oublier, surtout.
Comme Vernon, son père, est souvent absent, au point de passer un long moment en taule, voilà qu’Elvis assume une nouvelle responsabilité : soutenir Gladys dans cette autre peine, cette grande déception. La mère et le fils s’aiment éperdument, vivent en fusion, Gladys comptant sur son seul fils restant tandis qu’elle racle les fonds de tiroir pour assurer leur subsistance. Elle ne sera pas déçue : Elvis, promis à un avenir grandiose, compensera au centuple la souffrance causée par l’absence du jumeau.
Tout cela lui coûtera cher.
Au moment où il enregistre son premier disque (l’intention est de faire une surprise à sa mère) la chance souffle. Les choses s’enclenchent. Elvis devient rapidement connu, et encensé. Tout en lui est moderne, audacieux; ses gestes, ses hanches qui ondulent, sa bouche insolente, son sourire enjôleur. Il institue une nouvelle façon d’être avec le miel de sa voix, profonde et chaude, une voix d’esclave blanc. Il est le héraut de la liberté. Le messie du rock. Cependant, alors qu’il vit hanté par Jesse, et bientôt par sa mère qui meurt au début de son ascension, cette liberté qu’il projette du fin fond de son âme brisée, lui, personnellement, ne la vit pas. Son destin est christique.
Elvis est emporté dans le succès, dans la machine à rentabilité. Le colonel Parker, son agent, lui fera grimper les échelons de la gloire mais sans jamais – ou presque – respecter les désirs de l’artiste qu’est Elvis. Un authentique artiste, profondément lui-même, mais peu à peu massacré par les exigences de son producteur. Les fans savent les films que l’idole ne souhaitait pas tourner (pour la plupart), les chansons qu’il ne voulait pas chanter même si elles dépassaient les frontières et rapportaient des millions (It’s now or never…), l’interdiction de tournées en Europe. Très rapidement, il est claquemuré dans les grandes salles climatisées d’hôtels de Las Vegas, affublé de costumes lourds comme des armures, chantant devant des parterres remplis de « mémères endiamantées », comme le précise parfaitement le journaliste Daniel Lesueur. Elvis est presque devenu une curiosité.
Pendant ce temps, la nouvelle génération (bien près de lui) poursuit la véritable révolution, envahissant des stades, envoûtant les foules, centuplant les décibels, imposant un son nouveau, lançant le hard, le glam, le métal, le trash et tous ses dérivés – un nouveau règne anarchique, la Terre a bougé.
Dans des amphithéâtres aseptisés du Nevada, tandis qu’Elvis se donne de tout son être – aliéné du public à l’air libre – où s’est enfui le rock qu’il a si bien servi? Le pauvre King a inspiré tous ceux qui sont venus à sa suite et qui désormais le dépassent dans leur démesure. Tous ces grands se réclament de lui, se prosternent, même. La liste pourrait se dérouler sur des kilomètres; il est touchant d’entendre Keith Richards rendre hommage à Elvis, Johnny Hallyday en parler avec un respect qui donne la chair de poule, et de songer à Robert Plant qui l’admirait tant qu’un des plus grands moments de son existence a été de se retrouver avec lui, un soir, dans sa loge, dans quelque ville des États-Unis. Le secrétaire avait précisé aux membres du band britannique de ne surtout pas parler au King de ses chansons, précisant qu’Elvis détestait traiter de ce sujet…
Mais Plant ne résista pas, et avant de prendre congé d’Elvis l’immense figure du rock (très simple et avenante au demeurant) il se jeta presque sur lui pour lui dire merci, je t’aime, tes chansons sont extraordinaires, je les connaissais toutes par cœur, et devenir, l’espace d’un instant, un groupie surexcité.
La rencontre se prolongea, Elvis étant heureux de discuter de ce qui avait bercé la jeunesse de ces stars aux cheveux longs, à moitié nues, couvertes de chaînes et de tatouages – quelle ironie.
Peu de temps après, il mourait.
Elvis… as-tu retrouvé Jesse, ta mère que tu as tant aimée et protégée, ton père?
Ici, en tout cas, que tu sois aimé ou non, personne ne t’a oublié.
© 2016
Elvis Presley / Site web — https://www.elvisthemusic.com/
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Le 28 octobre 1956, au Ed Sullivan Show, New York.
Photo : CBS Photo Archive / Getty Images
Photo en haut page : Le 4 juin 1956, au Milton Berle Show, Burbank, California / Photo : Archives Getty Images / Photo prise par : Michael Ochs
Ce texte a d’abord paru dans le Journal Pop Rock : http://poprock2point0.com/dossiers/20160816_elvis/index.htm