Un texte de Louis Bonneville
Le 3 juillet 2019, je suis convié à l’improviste à assister au spectacle de l’artiste l_i_l_a, au Complexe Méduse. C’est dans le cadre du Festival OFF de Québec, un festival indépendant de découvertes musicales, qu’on offre à cette artiste l’occasion de donner un spectacle d’envergure selon la formule « carte blanche ». Il faut saluer l’initiative de cette organisation qui a eu une vision claire du potentiel imposant d’une telle aventure artistique…
Je connais peu, à vrai dire, cette artiste de Québec. Je n’ai écouté que quelquefois son plus récent EP en format vinyle : Quiet as Fire. D’emblée, j’ai été happé par la pochette : une photo empreinte de grains et d’irrégularités. En avant-plan, le visage d’un enfant ; la tête est appuyée sur l’épaule d’un adulte qu’on voit de dos. On suppose qu’il s’agit de l_i_l_a avec son père. Une scène familiale tout à fait classique. Mais un détail surgit : le regard de la petite fille nous transperce, il est tristement lumineux, comme s’il était conscient de tout le poids d’une forme de lucidité, celle qu’on découvre au fil du cheminement de l’existence… Cette pochette donne parfaitement le ton au vinyle lui-même : une œuvre. Il suffit d’une seule écoute pour saisir que l’auteure-compositrice-interprète est un talent étonnant à la démarche sans compromis. Son univers artistique singulier nous propulse dans un état contemplatif des éléments, tout comme il nous ramène aux confins kaléidoscopiques de l’intériorité… Mais comment a-t-on pu réussir à mettre en scène cette stupéfiante démarche musicale ?
En cette soirée d’ouverture du festival, une centaine de spectateurs en attente du dévoilement de ce spectacle se doute qu’il s’agira d’une expérience rare. Il suffit d’observer l’impressionnante scène : trois paliers donnent un aspect de profondeur de type théâtral à la structure. Le spectacle s’amorce. l_i_l_a, seule avec sa voix, est accompagnée de sa guitare telecaster et de son clavier. Elle est positionnée discrètement à la droite sur l’exigu premier plateau de quelques pouces de hauteur, évoquant une fosse d’orchestre enclavée à 180 degrés par un vaste deuxième palier de trois pieds de hauteur. Successivement, les musiciens y apparaissent : un claviériste chanteur (centre droit), un guitariste claviériste chanteur (centre gauche), et, enfin, une batteuse chanteuse (à gauche). Un silence plus que liturgique règne dans la foule. Certains spectateurs sont assis au sol, à l’avant-scène, envoûtés. Chaque chanson, souvent accompagnée d’interludes lyriques ou encore d’harmonies, se juxtapose, créant une trame conceptuelle musicale et scénique quasi cinématographique. L’expérience est saisissante : deux pans de rideaux en tulle, écrans de scène semi-translucides, délimitent les deux côtés de l’imposant deuxième palier. l_i_l_a a dessiné sur ces pans rectangulaires une panoplie de visages énigmatiques aux traits étrangement élancés, caractéristiques de son art pictural naïf. Ces toiles de tulle servent également d’ombres chinoises pour les deux danseurs qui occupent l’espace. Le troisième palier, d’une hauteur remarquable, fait office de piédestal central à l’arrière-scène. L’artiste l’utilise pour certaines pièces. Elle s’y retrouve seule avec sa voix, accompagnée du groupe toujours disposé en fosse. En arrière-plan, on projette sur une toile des expérimentations cinématographiques vaporeuses et saccadées (rappelant The Exploding Plastic Inevitable de Warhol). Le tout superpose la chanteuse à un décor en mouvement préoccupant — une diva de la mélancolie de l’ombre est en représentation… Ce palier accueille aussi un violoniste et une violoncelliste. Deux autres toiles (ornées des dessins et d’extraits de la poésie de l_i_l_a) descendent au centre à l’avant-scène, devant les musiciens et danseurs, au moment des dernières pièces du spectacle. Autant de détails impeccablement millimétrés : boucles répétitives de voix et musiques ; récits poétiques et sociodramatiques (en français) ; nouvelles chansons plutôt énergiques et côtoyant le répertoire précédent passablement sombre ; danses contemporaines minimalistes ; éclairages fixes (devant la scène, au-dessus, et sur les côtés) ; fluorescent black light ; le tout rehaussé par la chaleur de lampes domestiques vintage disposées près de chaque musicien. Et sans oublier la sonorisation impeccable…
L’aspect musical est totalement transcendant. La voix de l’artiste, perchée, ne cesse d’impressionner tout le long de la prestation. l_i_l_a parvient avec les musiciens à moduler des crescendos dramatiques renversants, d’une intensité rare.
Cette première troublante aura-t-elle un avenir ? Cette prestation donnait l’impression d’un tout bien rodé, digne de la fin d’une longue tournée. Bien évidemment, l’art de l_i_l_a s’inscrit dans des strates d’où il est difficile d’émerger vers un vaste public — c’est un Folk/Space rock ténébreux, au potentiel immense. Certains exemples de styles avoisinants montrent heureusement que ce type de démarche artistique, savamment ficelée, réussit à trouver une voie pour atteindre son public : Kate Bush dans les années quatre-vingt, Sigur Rós dans les années deux mille. Mais encore, plus près de nous : le Québécois Patrick Watson est un monument de l’underground occidental des deux dernières décennies…
L’événement est un coup d’éclat remarquable pour l’artiste. l_i_l_a a su faire la preuve qu’elle se positionne maintenant bien au-delà des artistes marginalisés hélas appelés à un destin précaire ou inerte. L’avenir décidera du parcours de cette bouleversante démarche. Du moins, ce spectacle d’envergure aura annoncé, et clairement, l’ampleur titanesque du potentiel de l’artistique.
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Les écrans de l’avant-scène décorés par l_i_l_a : sa poésie et ses dessins.
Photo : Llamaryon (Marion Desjardins) / Voir