Le 33 de la semaine : 30/52 de 2019
John Mayall & the Bluesbreakers
Album : Blues Breakers with Eric Clapton
Label : London Records
Code : PS 492
Durée : 37:13
Année : 1966
Chronique de Sébastien Drouin et Louis Bonneville
Chronique de Sébastien Drouin et Louis Bonneville
1965, Eric Clapton n’apprécie pas le virage plutôt pop que The Yardbirds a amorcé lors de l’enregistrement de leur album For Your Love. Il quitte le groupe laissant Jeff Beck le relayer pour finaliser l’album. John Mayall, ayant eu vent de cette histoire, invite le guitariste sans-emploi à intégrer son groupe de blues qui prévoit l’enregistrement d’un deuxième album, qui aura lieu en mars 1966 au Decca Studios à West Hampstead de Londres. Clapton délaisse alors sa Fender Telecaster au profit d’une Gibson Les Paul de 1960. La puissante guitare (munie de pickups Humbuckers PAF) est branchée à un ampli Marshall combo 2 x 12″ d’une conception référant à 1962 (datant probablement de 1965). Ce type d’amplificateur sera d’ailleurs surnommé par la suite Bluesbreakers en hommage à l’impact sonore de Clapton sur l’album. Quant à cette mythique Les Paul, elle fut volée à Clapton en 1966 alors qu’il était déjà membre de Cream. D’ailleurs, Joe Bonamassa affirme que l’instrument existe toujours et qu’il repose chez un collectionneur de la Côte Est des États-Unis. La compagnie Gibson a inauguré un modèle tentant de reproduire la célèbre guitare en 2012 : la Beano (en hommage à la bande dessinée que tient Clapton sur la couverture de l’album).
Guidée par cette sonorité, Clapton exploite une importante panoplie de motifs de blues. Les emprunts faits par le jeune guitariste de 21 ans sont nombreux, même s’il fait déjà preuve d’une étonnante maturité. L’album s’ouvre sur une magnifique reprise d’« All Your Love » d’Otis Rush. Ce morceau en mineur, très typique, incorpore un important passage en majeur, dans lequel l’orgue de Mayall et la guitare de Clapton se répondent sans cesse. On saluera d’ailleurs la voix de Mayall sur ce morceau qui fait de la haute voltige sans jamais se casser. En matière de style, le jeune Clapton est très influencé par Freddy King. Il ne sera pas le seul. Son successeur au sein des Bluesbreakers, Peter Green, fonde aussi son jeu sur le phrasé de Freddy King. Il en sera de même pour Mick Taylor, le troisième grand guitariste à joindre les rangs de cette véritable école de blues qu’était l’ensemble de John Mayall. Le second morceau « Hideway » est un instrumental de Freddy King ; prouesse musicale mettant hautement en valeur tout le génie de Clapton : sa verve, son riche vocabulaire et l’extraordinaire richesse du son qu’il a créé en branchant cette Les Paul dans ce Marshall. Peter Green lui répondra, un album plus tard, avec « The Stumble », autre instrumental de Freddy King. Clapton va jusqu’à faire un client d’œil à The Beatles en incorporant le riff de « Day Tripper » dans la chanson de Ray Charles « What’d I Say ». Pour la reprise de Robert Johnson, « Ramblin’ on My Mind », Mayall lui cède le micro : ce sera la première fois qu’Eric chante sur un album. Ce standard deviendra un classique de ses concerts pour des décennies et on ne compte plus les versions qu’il en a faites. « Parchman Farm » met en valeur l’énorme talent de Mayall à l’harmonica sur une courte reprise de la chanson enregistrée par Mose Allison en 1959 (et non pas la version du même titre de Bukka White). Johnny Winter reprendra aussi souvent cette chanson en suivant cependant la structure empruntée par Allison. Le solo d’harmonica de Mayall, toutefois, rend hommage au solo de piano de Mose Allison. On appréciera, toujours sur « Parchman Farm », la batterie, tenace sur un swing vif, de Hughie Flint, un batteur qui ne manque pas d’impétuosité sur le long solo inséré dans « What’d I say ». Un autre moment fort de cet album qui ne nous laisse peu de répit : « Steppin’ Out ». Un volcanique morceau instrumental emprunté, cette fois-ci, au pianiste Memphis Slim, qui l’enregistra en 1959. La version de Mayall et de Clapton y est d’ailleurs fort fidèle, bien plus que les longues improvisations sur ce thème auxquelles se livreront les membres de Cream. John Mayall, qui hébergea Clapton quelque temps avant de l’inviter à joindre son groupe (Rappelons qu’il est de douze ans l’aîné de Clapton) a très certainement fait profiter le jeune guitariste de son immense collection de LP’s composée essentiellement de jazz et de blues et dont la présence de « Steppin’ Out » sur ce disque semble un indicateur certain. L’album se conclut sur un authentique blues de Chicago : « It Ain’t Right » de Little Walter, le plus grand harmoniciste américain de sa génération qui allait tragiquement disparaître en 1968. Authentique jump blues sur lequel Clapton ajoute des éléments de country, cette dernière piste se termine sur l’un des plus efficaces trucs qui soit : couper la cadence en deux, ce qui permet, pour un court instant, de redescendre de ses grands chevaux et d’aller se déhancher dans un coin sombre de la piste de danse.
Mayall a toujours — et encore ! su composer des chansons, ce qui n’est très certainement pas donné à tous les musiciens de blues. « Have You Heard » pourrait être un classique de BB. King ou de Freddy King, mais il n’en est rien : c’est une composition de Mayall. La plupart de ses albums sont toujours essentiellement composés de morceaux originaux. « Double Crossing Time » est de Mayall et de Clapton, sur laquelle le guitariste a eu recours à l’enregistrement d’une seconde piste de guitare. Il a eu l’excellente idée d’imiter une section de cuivres (présente d’ailleurs sur d’autres chansons), en restant sur des harmoniques très simples, mais essentiellement graves, proches de la tonalité du trombone (qui d’ailleurs double la guitare ça et là). Sur cette piste (en version stéréo), si on tend bien l’oreille dans les moments plus silencieux, on entend des riffs de guitares effacées, sur lesquelles on a de toute évidence enregistré à nouveau. Ce phénomène (dû à une faille technique magnétique) est plus notable dans le solo, soit entre 2 min 14 s et 2 min 38 s.
Sans reposer sur un véritable effet de distorsion, la guitare de Clapton est toujours, ou presque, dans le registre de l’overdrive ; il y a quelques feedbacks bien volontaires provenant généralement d’une note qu’on laisse résonner un peu ; ce qui montre bien que l’amplificateur de Clapton devait être au maximum ; ou presque. C’est, enfin, sur cet album décidément important pour l’histoire de la guitare électrique, que Clapton commence à faire un usage discret de ce qui deviendra l’une des caractéristiques les plus reconnaissables de son jeu : le fameux « women’s tone », sonorité ronde et grasse à la rencontre des confluences électriques entre les deux pickups humbuckers. Le morceau « Hideway » est un bel exemple de ces premières explorations qui deviendront bien plus assurées avec Cream.
N’oublions pas l’apport du bassiste, d’autant plus que son nom est notoire dans l’histoire du rock. John McVie, en 1966, fera la connaissance de Peter Green et formera plus tard avec lui la première mouture de Fleetwood Mac. Son jeu à la Fender Precision Bass est toujours puissant, remuant, peut-être sans l’originalité qu’aura plus tard Jack Bruce, mais à bien des égards on peut dire qu’il est l’élément créant l’agglutinement musical de l’album et des diverses potentialités que contenait alors cette formation unique.
L’apport de Clapton à ce disque est monumental. Mayall voulait d’ailleurs, de toute évidence, le mettre en valeur. Sa réputation devient dès lors absolue. Un graffiti anonyme, photographié sur Arvon Road à Londres, le consacre ; on a peint en noir sur une clôture de rue en taule : « Clapton is God ». Désormais le mythe est né, le guitar hero est propulsé. Mayall et Clapton ont créé un monument. L’album est la pierre angulaire fondatrice du blues en Angleterre et John Mayall se voit sacré « Godfather of British Blues ».
© 2019
Un lien vers YouTube pour l’écoute de l’album :